Le blog de Raphaël Mahaim

Vers un âge d’or du contentieux climatique

Vers un âge d’or du contentieux climatique

par | Sep 9, 2022 | Non classé | 0 commentaires

Reprise de ma tribune parue dans Le Temps – 15 juillet 2022

Le juge est désormais un acteur-clé de la réponse à la crise écologique. Ses décisions font parfois davantage de vagues que celles des gouvernements ou des parlements. Que l’on pense à l’affaire Urgenda aux Pays-Bas – la première du genre, avec une décision judiciaire constatant en 2015 l’insuffisante action

climatique de l’Etat néérlandais –, à « Notre Affaire à tous » en France – cette action ayant conduit en octobre 2021 à la condamnation de l’Etat français à réparer le préjudice écologique causé par des émissions de gaz à effet de serre excessives – ou encore au jugement néerlandais rendu la même année par un tribunal de première instance à l’encontre de Shell, lui enjoignant de réduire de façon drastique ses émissions de gaz à effet de serre.

La notion de « contentieux climatique » désigne l’ensemble des démarches ayant pour finalité d’obtenir d’un juge qu’il se prononce sur la conformité d’une action – ou d’une inaction – aux règles de droit protégeant le climat. On estime qu’il y a actuellement quelque 2000 affaires climatiques pendantes devant les tribunaux du monde entier, dont une très grande partie aux Etats-Unis.

Traditionnellement, le droit de l’environnement ne portait que sur les nuisances locales d’une infrastructure localisée : le voisin d’un projet de nouvelle infrastructure invoque par exemple les normes de protection de l’air (particules fines, oxydes d’azote, etc.) ou de lutte contre le bruit pour tenter de faire obstacle à sa construction. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est ensuite devenue un argument propre. Une décision judiciaire emblématique de cette nouvelle approche est le refus en 2020 de l’extension de l’aéroport de Heathrow à Londres au motif que cela contrevenait aux objectifs climatiques du pays. Finalement, le pas vers un contentieux climatique global a été franchi lorsque des justiciables se sont mis à saisir la justice pour critiquer l’action (ou l’inaction) d’une collectivité publique – comme dans le cas d’Urgenda – ou une entité privée – comme dans le cas de Shell.

Le contentieux climatique est maintenant en passe d’entrer dans une dimension supplémentaire, celle des droits humains. L’affaire suisse des Aînées pour la protection du climat (KlimaSeniorinnen contre Confédération helvétique)[1] en est une illustration emblématique. Cette cause est portée par des femmes âgées, dont d’innombrables études démontrent qu’elles constituent la catégorie de la population la plus sujette aux risques sanitaires liés au réchauffement climatique (épisodes caniculaires, élévation globale des températures, etc.). Formellement, l’action en justice est conduite par une association – laquelle comprend quelque 2000 membres (uniquement des femmes de plus de 64 ans) et 1000 sympathisants – et quelques femmes requérantes individuelles dont l’état de santé précaire est documenté médicalement, les hautes températures étant susceptibles d’aggraver lourdement leur état de santé (difficultés respiratoires, troubles cardio-vasculaires, etc.).

Dans leur requête initiale déposée en 2016 auprès de la Confédération, les « Aînées » demandaient en substance aux autorités de reconnaître, dans une décision dite constatatoire, que le dispositif suisse de mesures de lutte contre le réchauffement climatique n’était pas suffisant pour atteindre l’objectif que la Suisse s’était elle-même engagée à atteindre en ratifiant l’accord de Paris sur le climat. Celui-ci vise à contenir le réchauffement mondial moyen nettement en dessous de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, l’objectif étant de limiter la hausse de la température à 1,5 °C.

La justice suisse a débouté les « Aînées » pour des motifs purement procéduraux, sans examiner le bien-fondé de leur action pointant du doigt les carences en la matière. En interprétant les dispositions légales sur la qualité pour recourir de façon exagérément rigide, les tribunaux suisses ont jugé que les « Aînées n’étaient pas touchées avec une intensité suffisante » par la problématique du réchauffement climatique et qu’elles n’étaient donc pas légitimées à saisir la justice. Le raisonnement du Tribunal fédéral est particulièrement difficile à suivre, lui qui estime que l’objectif de « nettement en-dessous de 2 °C » n’est pas encore violé en Suisse, car cette valeur « ne serait atteinte qu’à moyen ou long terme ». La Suisse présente pourtant une trajectoire insuffisante de réduction de ses émissions, ce qui permet déjà aujourd’hui d’affirmer que cet objectif est hors de portée.

En 2020, suite à la décision du Tribunal fédéral, les « Aînées » ont porté leur lutte à la Cour européenne des droits de l’Homme en invoquant leur droit à un environnement sain, lequel est déduit de leur droit à la vie (art. 2 CEDH) et de leur droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH). La Cour a considéré d’emblée que cette affaire devait se voir reconnaître un caractère prioritaire, procédé très inhabituel pour cette instance judiciaire dont les procédures durent des années. L’échange d’écritures est maintenant clos et la Cour a récemment annoncé aux parties que l’affaire serait directement déférée à sa Grande Chambre – et non traitée comme d’ordinaire par une section de la Cour. Voilà un second signal confirmant que la Cour entend lui donner un retentissement tout à faire singulier. Il s’agira possiblement de la première affaire de cette nature à être jugée par la Cour, deux autres requêtes analogues[2] en étant à des stades procéduraux légèrement moins avancés.

Contrairement aux pouvoirs exécutif et législatif, contraints par la nature de leur action à procéder à divers arbitrages dont le résultat est rarement autre chose qu’une dilution des mesures en faveur de l’environnement, le juge dispose de la possibilité de faire primer un intérêt supérieur dont il est le dépositaire. Très attachée à cette mission, la Cour européenne des Droits de l’Homme se sait très observée, en Suisse comme ailleurs dans le monde.

Raphaël Mahaim*
Avocat
Dr en droit de l’environnement
Conseiller national 

*L’auteur est l’un des avocats des Aînées pour la protection du climat, aux côtés en particulier de Mes Cordelia Bähr et Martin Looser, avocats au barreau de Zurich.

[1] Des informations très détaillées sur l’affaire, tous les actes de procédure et toutes les décisions rendues par les tribunaux sont disponibles sur le site https://ainees-climat.ch/

[2] Il s’agit de l’affaire des six jeunes Portugais contre les 33 Etats du Conseil de l’Europe et de l’affaire Damien Carème (ancien maire de la commune de Grande-Synthe) contre la France. Cette dernière affaire a également été déférée à la Grande Chambre par décision de la Cour du 7 juin 2022.

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