La Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) a rendu ce jour une décision historique concernant la requête des 6 jeunes Portugais qui ont attaqué en justice 33 Etats européens pour violation de leurs obligations en matière climatique et atteinte à leurs droits fondamentaux découlant de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Ce n’est pas encore la décision finale dans cette affaire, mais cela représente un tournant très spectaculaire qui pourrait réellement annoncer un changement de paradigme complet pour la protection du climat dans le monde. Explications en cinq points pour comprendre comment une décision de justice, au-delà du jargon juridique souvent obscur, pourrait bouleverser la politique climatique des Etats, en Europe et même dans le monde.
- La décision rendue ce jour porte sur la recevabilité de la requête, ce qui ne dit encore rien de son admission complète à la fin de la procédure. C’était toutefois à ce stade, l’examen de la recevabilité – que l’on pouvait redouter un échec immédiat. La CourEDH ne déclare qu’une infime proportion de requêtes recevables: seuls 5% de toutes les requêtes déposées passent le stade de la recevabilité et font l’objet d’un arrêt, selon les statistiques de la Cour.
- Dans l’affaire des jeunes Portugais, la CourEDH n’a pas seulement déclaré la requête recevable. Elle l’a aussi considérée comme urgente et prioritaire, ce qui est un signal extrêmement fort et très singulier pour une instance judiciaire qui est connue pour ses délais de traitement particulièrement longs. A titre d’exemple, la dernière décision de la CourEDH concernant la Suisse – à propos des conditions de détention à Champ-Dollon (GE) – a été rendue près de quatre ans après le dépôt de la requête. La requête des jeunes portugais a été déposée en septembre 2020 et la CourEDH impartit maintenant un délai à la fin du mois de février 2021 aux 33 Etats pour s’expliquer!
- L’un des écueils principaux sur le chemin de ceux qui saisissent la CourEDH est de se voir reconnaître le statut de victime au sens de l’art. 34 de la Convention européenne des droits de l’Homme. C’est sur la base de cet argument que le Tribunal fédéral suisse a refusé d’entrer en matière sur le recours des Aînées pour la protection du climat, avec un raisonnement aberrant: les Aînées ne sont pas encore atteintes avec une intensité suffisante par les conséquences du réchauffement climatique, car le réchauffement prohibé par l’Accord de Paris (« à maintenir nettement en-dessous de 2 degrés ») ne sera atteint qu’à « moyen ou long terme », dixit le TF. C’est vraiment comme si l’on disait à quelqu’un qui fonce à 100 km/h dans un mur avec une voiture qu’il peut encore ralentir à temps s’il commence à freiner à 3 mètres du mur… La CourEDH semble infliger avec sa décision, indirectement et à distance, un camouflet au Tribunal fédéral.
- La justice climatique est en plein essor dans le monde entier. Un ouvrage récent paru en France tente d’en dresser un panorama. La Suisse n’est pas en reste, avec l’affaire des Aînées pour la protection du climat et les affaires des activistes contre Credit suisse qui ont défrayé la chronique cette année (voir les deux chapitres de cet ouvrage que j’ai rédigés à propos de ces affaires suisses en pages 169 et 575). L’affaire Urgenda aux Pays-Bas avait été un premier tournant: pour la première fois, un Etat avait été condamné pour violation de ses obligations légales en matière climatique. Les juristes d’Urgenda avec qui je suis en contact en disent tous la même chose: cette décision a eu un impact majeur et inédit sur l’agenda politique néerlandais. Un pas supplémentaire est franchi avec l’affaire des jeunes Portugais, car on se situe désormais à l’échelon européen… et les 33 Etats du Conseil de l’Europe sont concernés. Le colloque organisé à l’UNIL sur ce sujet dans 2 mois sera décidément passionnant (petit coup de pub au passage…)!
- Le droit international est connu pour ses difficultés de mise en oeuvre. Combien de traités internationaux sont restés lettre morte ou se sont cassé les dents sur la souveraineté des Etats, à un stade ou à un autre? C’est tout l’enjeu autour de l’Accord de Paris: réussira-t-on à lui donner la portée nécessaire et à en obtenir les résultats escomptés? Les droits de l’Homme constituent l’un des rares domaines du droit international où l’on a pu aménager des voies de recours que peut emprunter chaque individu touché. Si la CourEDH vient à confirmer que l’un ou l’autre Etat européen viole ses obligations en matière climatique et porte atteinte à des droits fondamentaux – le droit à la vie (art. 2), l’interdiction des traitements dégradants (art. 3), le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), l’interdiction des discriminations (art. 14)… ou plus simplement le droit à un environnement sain, déduit des droits précités – cela conduira à une décision contraignante pour l’Etat responsable de cette violation. Une telle décision européenne pourrait inspirer les juridictions chargées du respect des droits de l’Homme sur d’autres continents…
Evidemment, il ne faut pas vendre la peau de l’ours trop tôt. Un long chemin reste à parcourir. Mais il y a de quoi se réjouir dans cette année 2020 si morose. Dans un procès, il y a souvent un moment où tout bascule, un moment où l’on a subitement un fort pressentiment que l’on va perdre ou gagner. Pour l’enjeu du siècle qu’est la lutte contre le réchauffement climatique, cette décision de la CourEDH pourrait bien représenter ce moment. Un moment d’Histoire, avec un grand H.
Enfin! Bravo à toi pour ton engagement sans faille et toujours cohérent
Encourageant et important. Au moins autant que la mise au point des super batteries que je pensais hier sur fb que tu annonçais…
Magnifique … Merci Raphaël pout ton engagement, ton réseautage efficace sur cette question et ton grand H. , Historique. Un compte-rendu très plaisant à lire !!!